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  "Discours de la méthode" en ligne
 

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INTEGRALITE DE "DISCOURS DE LA METHODE DE DESCARTES RENE"




René Descartes

Le discours de la méthode
pour bien conduire sa raison,
et chercher la vérité dans les sciences


PhiloSophie

Table des matières
Préambule.................................................................................3
PREMIERE PARTIE : Considérations touchant les sciences..4
DEUXIÈME PARTIE : Principales règles de la méthode......12
TROISIÈME PARTIE : Quelques règles de la morale tirées de la méthode..........................................................................21
QUATRIEME PARTIE : Preuves de l’existence de Dieu et de l’âme humaine ou fondements de la métaphysique...............28
CINQUIEME PARTIE : Ordre des questions de physique....35
SIXIEME PARTIE : Choses requises pour aller plus avant en la recherche de la nature....................................................50
À propos de cette édition électronique...................................64

Préambule

Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra distinguer en six parties. Et, en la première, on trou-vera diverses considérations touchant les sciences. En la se-conde, les principales règles de la méthode que l'auteur a cher-chée. En la troisième, quelques-unes de celles de la morale qu'il a tirée de cette méthode. En la quatrième, les raisons par les-quelles il prouve l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de sa métaphysique. En la cinquième, l'or-dre des questions de physique qu'il a cherchées, et particuliè-rement l'explication des mouvements du coeur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine ; puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes. Et en la dernière, quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a été, et quelles rai-sons l'ont fait écrire.
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PREMIERE PARTIE : Considérations touchant les sciences
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vrai-semblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversi-té de nos opinions ne vient pas de ce que les vus sont plus rai-sonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent.
Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit, fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même j'ai souvent sou-haité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample, ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci, qui servent à la perfection de l'esprit : car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hom-mes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes, ou natures, des in-dividus d'une même espèce.
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Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beau-coup d'heur, de m'être rencontré dés ma jeunesse en certains chemins, qui m'ont conduit à des considérations et des maxi-mes, dont j'ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connaissance, et de l'éle-ver peu à peu au plus haut point, auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'at-teindre. Car j'en ai déjà recueilli de tels fruits, qu'encore qu'aux jugements que je fais de moi-même, je tâche toujours de pen-cher vers le côté de la défiance, plutôt que vers celui de la pré-somption ; et que, regardant d'un ceux de philosophe les diver-ses actions et entreprises de tous les hommes, il n'y en ait quasi aucune qui ne me semble vante et inutile, je ne laisse pas de re-cevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l'avenir, que si, entre les occupations des hommes purement hommes, il y en a quelqu'une qui soit soli-dement bonne et importante, j'ose croire que c'est celle que j'ai choisie.
Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n'est peut-être qu'un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l'or et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous mé-prendre en ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos avons nous doivent être suspects, lorsqu'ils sont en notre faveur. Ainsi je serai bien aise de faire voir, en ce discours, quels sont les chemins que j'ai suivi, et d'y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger, et qu'apprenant du bruit commun les opinions qu'on en aura, ce soit un nouveau moyen de m'instruire, que j'ajouterai à ceux dont j'ai coutume de me servir.
Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seule-ment de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la
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mienne. Ceux qui se mêlent de donner des préceptes, se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et s'ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l'aimez mieux, que comme une fable, eu laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plu-sieurs autres qu'on aura raison de ne pas suivre, j'espère qu'il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.
J'ai été nourri aux lettres dés mon enfance, et pour ce qu'on me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avais un extrême désir de les apprendre. Mais, sitôt que j'eus achevé tout ce couru d'études, au bout duquel on a cou-tume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me semblait n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avais découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins, j'étais en l'une des plus célèbres éco-les de l'Europe, où je pensais qu'il devait y avoir de savants hommes, s'il y en avait en aucun endroit de la terre. J'y avais appris tout ce que les autres y apprenaient ; et même, ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseignait, j'avais parcouru tous les livres, traitant de celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains. Avec cela, je savais les jugements que les autres faisaient de moi ; et je ne voyais point qu'on m'estimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre eux quelques-uns qu'on destinait à remplir les places de nos maîtres. Et enfin no-tre siècle me semblait aussi fleurissant, et aussi fertile en bons esprits, qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisait pren-dre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avait aucune doctrine, dans le monde qui fût telle qu'on m'avait auparavant fait espérer.
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Je ne laissais pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savais que les langues, qu'on y apprend, sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens ; que la gentillesse des fables réveille l'esprit ; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu'étant lues avec dis-crétion, elles aident à former le jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnê-tes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes ; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup espérer, tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts, et diminuer le travail des hommes ; que les écrits qui traitent des moeurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles ; que la théologie enseigne à gagner le ciel ; que la philosophie, donne moyen de parler vraisembla-blement de toutes choses, et se faire admirer des moins sa-vants ; que la jurisprudence, la médecine et des autres sciences, apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les culti-vent ; et enfin, qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur, et se garder d'en être trompé.
Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux lan-gues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs his-toires, et à leurs fables. Car c'est quand le même de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager. Il est bon de savoir quelque chose des moeurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule, et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui n'ont rien vu. Mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays ; et lorsqu'on est trop curieux des choses qui se prati-quaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort igno-
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rant de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n'augmentent la valeur des choses, pour les rendre plus dignes d'être lues, au moins en omettent-elles presque tou-jours les plus bassin et moins lustres circonstances : d'où vient que le reste ne paraît pas tel qu'il est, et que ceux qui règlent leurs moeurs par les exemples qu'ils en firent, sont sujets à tom-ber dans les extravagances des paladins de nos romans, et concevoir des desseins qui passent leurs forces.
J'estimais fort l'éloquence, et j'étais amoureux de la poé-sie ; mais je pensais que l'une et l'autre étaient des dons de l'es-prit, plutôt que des fruits de l'étude. Ceux qui ont le raisonne-ment le plus fort, et qui digèrent, le mieux leurs poésies, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux per-suader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique. Et ceux qui ont les inventions les plus agréables, et qui les savent ex-primer avec le plus d'ornement et de douceur, ne laisseraient pas d'être les meilleurs poètes, encore que l'art poétique leur fût inconnu.
Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ; mais je ne remar-quais point encore leur vrai usage, et, pensait qu'elles ne ser-vaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonné de ce que, leurs fon-dements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. Comme, au contraire, je comparai les écrits des anciens païens, qui traitent des moeurs, à des palais fort super-bes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom, n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide.
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Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu'aucun autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus igno-rants qu'aux plus doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était be-soin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d'être plus qu'homme.
Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore au-cune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n'avais point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions, touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable.
Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent leurs principes de la philosophie, je jugeais qu'on ne pouvait avoir rien bâti, qui fût solide, sur des fondements si peu fermes. Et ni l'honneur, ni le gain qu'elles promettent, n'étaient suffi-sants pour me convier à les apprendre ; car je ne me sentais point grâces à Dieu, de condition qui m'obligeât à faire un mé-tier de la science, pour le soulagement de ma fortune ; et quoi-que je ne fisse pas profession de mépriser la gloire en cynique, je faisais néanmoins fort peu d'état de celle que je n'espérais point pouvoir acquérir qu'à faux titres. Et enfin, pour les mau-vaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu'elles va-laient, pour n'être plus sujet à être trompé, ni par les promesses d'un alchimiste, ni par les prédictions d'un astrologue, ni par les impostures d'un magicien, ni par les artifices ou la vanterie
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d'aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu'ils ne sa-vent.
C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la su-jétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des années, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expérien-ces, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun ef-fet, et qui ne lui sont d'autre conséquence, sinon que peut-être on en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloi-gnées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à toucher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême deux d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair eu mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.
Il est vrai que, pendant que je ne faisais que considérer les moeurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'as-surer, et que j'y remarquais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes.
En sorte que le plus grand profit que j'en retirais, était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'être communément reçues et approuvées par d'autres grands peuples, j'apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait été persuadé
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que par l'exemple et par la coutume ; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs, qui peuvent offusquer notre lu-mière naturelle, et nous rendre moins capables d'entendre rai-son. Mais après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d'acquérir quelque ex-périence, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais vivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné, ni de mon pays, ni de mes livres.
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DEUXIÈME PARTIE : Principales règles de la méthode
J'étais alors en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies m'avait appelé ; et comme je retournais du couronnement de l'Empereur vers l'armée, le commence-ment de l'hiver m'arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucunes passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j'avais tout loisir de m'entretenir de mes pensées. Entre lesquelles l'une des premières fut que je m'avisai de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés, ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés, que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés. Et on consi-dère qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers, qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à l'ornement du public, on connaîtra bien qu'il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d'autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je m'imaginai que les
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peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant ci-vilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mettre que l'in-commodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dés le commence-ment qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien certain que l'état de la vraie religion, dont seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et pour par-ler des choses humaines, je crois que, si Sparte a été autrefois très florissante, ce n'a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux brunes moeurs, mais à cause que, n'ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démonstrations, s'étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si ap-prochantes de la vérité, que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos juge-ments soient si purs, ni si solides qu'ils auraient été, si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle.
Il est vrai que nous ne voyons point qu'on jette par terre toutes les maisons d'une ville, pour le seul dessein de les refaire d'autre façon, et d'en rendre les rues plus belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber d'elles mêmes, et que les fondements n'en
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sont pas bien fermes. À l'exemple de quoi je me persuadai, qu'il n'y aurait véritablement point d'apparence qu'un particulier fit dessein de réformer un État, en y changeant tout dés les fonde-ments, et en le renversant pour le redresser ; ni même aussi de réformer le corps des sciences, ou l'ordre établi dans les écoles pour les enseigner ; mais que, pour toutes les opinions que j'avais reçues jusqu'alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d'entreprendre, une bonne fois, de les en ôter, afin d'y en remettre par après, ou d'autres meilleures, ou bien les mê-mes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que, par ce moyen, je réussirais à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fon-dements, et que je ne m'appuyasse que sur les principes que je m'étais laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais exa-miné s'ils étaient vrais. Car, bien que je remarquasse en ceci diverses difficultés, elles n'étaient point toutefois sans remède, ni comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres choses qui touchent le public. Ces grands corps sont trop malaisés à relever, étant abattus, ou même à retenir, étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes. Puis, pour leurs imperfections, s'ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, l'usage les a sans doute fort adoucies ; et même il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pourrait si bien pourvoir par prudence. Et enfin, elles sont quasi toujours plus supportables que ne serait leur changement : en même fa-çon que les grands chemins, qui tournoient entre des monta-gnes, deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d'être fréquentés, qu'il est beaucoup meilleur de les suivre, que d'en-treprendre d'aller plus droit, en grimpant au-dessus des rochers et descendant jusqu'au bas des précipices.
C'est pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n'étant appelées, ni par leur naissance, ni par leur fortune, au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire toujours, en idée, quelque
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nouvelle réformation. Et si je pensais qu'il y eût la moindre chose en cet écrit, par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serais très marri de souffrir qu'il fût publié. Jamais mon dessein ne s'est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si, mon ouvrage m'ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n'est pas pour cela, que je veuille conseiller à une de l'imiter. Ce que Dieu a mieux partagés de ses grâces, auront peut-être des desseins plus relevés ; mais je crains bien que ce-lui-ci ne soit déjà que trop hardi pour plusieurs. La seule résolu-tion de se défaire de toutes les opinions qu'on a reçues aupara-vant en sa créance, n'est pas un exemple que chacun doive sui-vre ; et le monde n'est quasi composé que de deux sortes d'es-prits auxquels il ne convient aucunement. À savoir, de ceux qui, se croyant plus habiles qu'ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, il faut avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées d'où vient que, s'ils avaient une fois pris la liberté de douter des principes qu'ils ont reçus, et de s'écarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier qu'il faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés toute leur vie. Puis, de ceux qui, ayant assez de raison, ou de modestie, pour juger qu'ils sont moins capables de distinguer le vrai d'avec le faux, que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, qu'en chercher eux-mêmes de meilleures.
Et, pour moi, j'aurais été sans doute du nombre de ces der-niers, si je n'avais jamais eu qu'un seul maître, ou que je n'eusse point su les différences qui ont été de tout temps entre les opi-nions des plus doctes. Man ayant appris, dés le collège, qu'on ne saurait rien imaginer de si étrange et si peu croyable, qu'il n'ait été dit par quelqu'un des philosophes ; et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres, ne sont pas pour cela barbares, ni sauva-ges, mais que plusieurs usent, autant ou plus que nous, de rai-
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son ; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dés son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu'il serait, s'il avait tou-jours vécu entre des Chinois ou des Cannibales ; et comment jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule, en sorte que c'est bien plus la coutume et l'exemple qui nous persuadent qu'aucune connaissance certaine, et que néanmoins la pluralité des voix n'est pas une preuve qui vrille rien pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu'il est bien plus vraisem-blable qu'un homme seul les ait rencontrées que tout un peu-ple : je ne pouvais choisir personne dont les opinions me sem-blassent devoir être préférées à celles des autres, et je me trou-vai comme contraint d'entreprendre moi-même de me conduire.
Mais, comme un homme qui marche seul et dans les ténè-bres, je me résolus d'aller si lentement, et d'user de tant de cir-conspection en toutes choses, que, si je n'avançais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber. Même je ne voulus point commencer à rejeter tout à fait aucune des opinions, qui s'étaient pu glisser autrefois en ma créance sans y avoir été in-troduites par la raison, que je n'eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de l'ouvrage que j'entreprenais, et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable.
J'avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et entre les mathématiques, à l'ana-lyse des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui sem-blaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même, comme l'art de l'une, à parler, sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre. Et bien qu'elle contienne, en effet, beaucoup de préceptes très – 16 –
vrais et très bons, il y en a toutefois tant d'autres, mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus, qu'il est presque aussi malai-sé de les en séparer, que de tirer une Diane ou une minerve hors d'un bloc de marbre qui n'est point encore ébauché. Pris, pour l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent qu'à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la première est toujours si astreinte à la considé-ration des figures, qu'elle ne peut exercer l'entendement sans fatiguer beaucoup l'imagination ; et on s'est tellement assujetti, en la dernière, à certaines règles et à certains chiffres, qu'on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l'esprit, au lieu d'une science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu'il fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multi-tude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé, lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connaisse évidemment être telle : c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examine-rais, en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en com-mençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à
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la connaissance des plus composés ; et supposant même de l'or-dre entre ceux qui ne se précédent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si en-tiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut, pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées, auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de cher-cher par lesquelles il était besoin de commencer : car je savais déjà que c'était par les simples et les plus aisées à connaître ; et considérant qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c'est-à-dire quel-ques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu'ils ont examinées ; bien que je n'en espé-rasse aucune autre utilité, sinon qu'elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n'eus pas dessein, pour cela, de tâcher d'ap-prendre toutes ces sciences particulières, qu'on nomme com-munément mathématiques ; et voyant qu'encore que leurs ob-jets soient différents, elles ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce qu'eues n'y considèrent autre chose que les divers rapports on proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valait mieux que j'examiné seulement ces proportions en général, et sain les sup-poser que dans les sujets qui serviraient à m'en rendre la connaissance plus aisée ; même aussi sans les y astreindre au-
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cunement, afin de les pouvoir d'autant mieux appliquer après à nom les autres auxquels elles conviendraient. Puis, ayant pris garde que, pour les connaître, j'aurais quelquefois besoin de les considérer chacune en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je les devais sup-poser en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus sim-ple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon ima-gination et à mes sens ; mais que, pour les retenir, ou les com-prendre plusieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres, les plus courts qu'il serait possible ; et que, par ce moyen, j'emprunterais tout le meilleur de l'analyse géo-métrique et de l'algèbre, et corrigerais tous les défauts de l'une par l'autre.
Comme, en effet, j'ose dire que l'exacte observation de ce peu de préceptes que j'avais choisis, me donna telle facilité à démêler toutes les questions auxquelles ces deux sciences s'étendent, qu'en deux ou trois mois que j'employai à les exami-ner, ayant commencé par les plus simples et plus générales, et chaque vérité que je trouvais étant une règle qui me servait après à en trouver d'autres, non seulement je vins à bout de plu-sieurs que j'avais jugées autrefois très difficiles, mais il me sem-bla aussi, vers la fin, que je pouvais déterminer, en celles même que j'ignorais, par quels moyens, et jusques où il était possible de les résoudre. En quoi je ne vous paraîtrai peut-être pas être fort vain, si vous considérez que, n'y ayant qu'une vérité de cha-que chose, quiconque la trouve en sait autant qu'on en peut sa-voir ; et que, par exemple, un enfant instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il examinait, tout ce que l'esprit humain saurait trouver. Car enfin la méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer exactement toutes les cir-constances de ce qu'on cherche, contient tout ce qui donne de la certitude aux règles d'arithmétique.
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Mais ce qui me contentait le plus de cette méthode, était que, par elle, j'étais assuré d'user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au moins le mieux qui fût en mon pouvoir ; outre que je sentais, en la pratiquant, que mon esprit s'accoutumait peu à peu à concevoir plus nettement et plus distinctement ses objets, et que, ne l'ayant point assujettie à aucune matière parti-culière, Je me promettais de l'appliquer aussi utilement aux dif-ficultés des autres sciences que j'avais fait à celles de l'algèbre. Non que, pour cela, j'osasse entreprendre d'abord d'examiner toutes celles qui se présenteraient ; car cela même eût été contraire à l'ordre qu'elle prescrit. Mais, ayant pris garde que leurs principes devaient tous être empruntés de la philosophie, en laquelle je n'en trouvais point encore de certains, je pensé qu'il fallait, avant tout, que je tâchasse d'y en établir ; et que, cela étant la chose du monde la plus importante, et où la préci-pitation et la prévention étaient le plus à craindre, je ne devais point entreprendre d'en venir à bout, que je n'eusse atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans, que j'avais alors ; et que je n'eusse, auparavant, employé beaucoup de temps à m'y préparer, tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises opinions que j'y avais reçues avant ce temps-là, qu'en faisant amas de plusieurs expériences, pour être après la matière de mes raisonnements, et en m'exerçant toujours en la méthode que je m'étais prescrite, afin de m'y affermir de plus en plus.
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TROISIÈME PARTIE : Quelques règles de la morale tirées de la méthode
Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l'abattre, et de faire pro-vision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin ; mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera ; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire part.
La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l'examen, j'étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore qu'il y en ait peut-être d'aussi bien sensés, parmi les Perses ou les Chinois, que parmi nous, il me semblait que le plus utile, était de me régler selon ceux avec les-quels j'aurais à vivre ; et que, pour savoir quelles étaient vérita-blement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu'ils pratiquaient qu'à ce qu'ils disaient ; non seulement à cause qu'en la corruption de nos moeurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu'ils croient, mais aussi à cause que plu-
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sieurs l'ignorent eux-mêmes ; car l'action de la pensée par la-quelle on croit une chose, étant différente de celle par laquelle on connaît qu'on la croit, elles sont souvent l'une sans l'autre. Et entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisis que les plus modérées : tant à cause que ce sont toujours les plus com-modes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tout excès ayant coutume d'être mauvais ; comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l'un des extrêmes, ç'eût été l'autre qu'il eût fallu suivre. Et, particulièrement, je mettais entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa li-berté. Non que je désapprouvasse les lois qui, pour remédier à l'inconstance des esprits faibles, permettent, lorsqu'on a quel-que bon dessein, ou même, pour la sûreté du commerce, quel-que dessein qui n'est qu'indifférent, qu'on fasse des voeux ou des contrats qui obligent à y persévérer ; mais à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfec-tionner de plus en plus mes jugements, et non point de les ren-dre pires, j'eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que j'approuvais alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu'elle aurait peut-être cessé de l'être, ou que j'aurais cessé de l'estimer telle.
Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus ré-solu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d'un côté, tan-tôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même cô-té, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s'ils ne vont jus-
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tement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt. Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous de-vons suivre les plus probables ; et même, qu'encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu'aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non plus comme douteuses, en tant qu'elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait détermi-ner, se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords, qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller constamment à pratiquer, comme bonnes, les choses qu'ils jugent après être mauvaises.
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes détins que l'ordre du monde ; et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenu que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les cho-ses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne démènerons pas davantage d'être sûrs, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que
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nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamant, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regar-der de ce biais toutes les choses ; et je crois que c'est principa-lement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune et, mal-gré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si par-faitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affec-tion pour d'autres choses ; et ils disposaient d'elles si absolu-ment, qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus ri-ches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux, qu'aucun des autres hommes qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent.
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensais que je ne pouvais mieux que de continuer en cela même où je me trouvais, c'est-à-dire que d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer, autant que je pourrais, en la connaissance de la véri-té, suivant la méthode que je m'étais prescrite. J'avais éprouvé de si extrêmes contentements depuis que j'avais commencé à me servir de cette méthode, que je ne croyais pas qu'on en pût recevoir de plus doux, ni de plus innocents, en cette vie ; et dé-couvrant tous les jours par son moyen quelques vérités, qui me semblaient assez importantes, et communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que j'en avais remplissait telle-ment mon esprit que tout le reste ne me touchait point. Outre que les trois maximes précédentes n'étaient fondées que sur le devoir que j'avais de continuer à m'instruire : car Dieu nous
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ayant donné à chacun quelque lumière pour discerner le vrai d'avec le faux, je n'eusse pas cru me devoir contenter des opi-nions d'autrui un seul moment, si je ne me fusse proposé d'em-ployer mon propre jugement à les examiner, lorsqu'il serait temps ; et je n'eusse su m'exempter de scrupule, en les suivant, si je puisse espéré de ne perdre pour cela aucune occasion d'en trouver de meilleure, en cas qu'il y en eût. Et enfin je n'eusse su borner mes désirs, y être content, si je n'eusse suivi un chemin par lequel, pensant être assuré de l'acquisition de toutes les connaissances dont je serais capable, je le pensais être, par même moyen, de celles de tous les vrais biens qui seraient ja-mais en mon pouvoir ; d'autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni à faire aucune chose, que selon que notre entende-ment la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger, pour bien faire, et de juger le mieux qu'on puisse pour faire aus-si tout son mieux, c'est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens, qu'on puisse acquérir ; et lors-qu'on est certain que cela est, on ne saurait manquer d'être content.
Après m'être aima assuré de ces maximes, et les avoir mi-ses à part, avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les pre-mières en ma créance, je jugeai que, pour tout le reste de mes opinions, je pouvais librement entreprendre de m'en défaire. Et d'autant que j'espérais en pouvoir mieux venu à bout, en conversant avec les hommes, qu'en demeurant plus longtemps renfermé dans le poêle où j'avais eu toutes ces pensées, l'hiver n'était pas encore bien achevé que je me remis à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt qu'ac-teur en toutes les comédies qui s'y jouent ; et faisant particuliè-rement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait ren-dre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étaient pu glisser auparavant. Non que j'imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d'être
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toujours irrésolus : car, au contraire, tout mon dessein ne ten-dait qu'à m'assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc ou l'argile. Ce qui me réussit, ce me semble, assez bien, d'autant que, tâchant à découvrir la fausseté ou l'in-certitude des propositions que j'examinais, non par de faibles conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés, je n'en rencontrais point de si douteuses, que je n'en tirasse tou-jours quelque conclusion assez certaine, quand ce n'eût été que cela même qu'elles ne contenaient rien de certain. Et comme en abattant un vieux logis, on en réserve ordinairement les démoli-tions, pour sentir à en bâtir un nouveau ; aussi, en détruisant toutes celles de mes opinions que je jugeais être mal fondées, je faisais diverses observations, et acquérais plusieurs expériences, qui m'ont servi depuis à en établir de plus certaines. Et, de plus, je continuai à m'exercer en la méthode que je m'étais prescrite ; car, outre que j'avais soin de conduire généralement toutes mes pensées selon ses règles, je me réservais de temps en temps quelques heures, que j'employai particulièrement à la pratiquer en des difficultés de mathématiques, on même aussi en quel-ques aubes que je pouvais rendre quasi semblables à celles des mathématiques, en les détachant de tous les principes des au-tres sciences, que je ne trouvais pas assez fermes, comme vous verrez que j'ai fait en plusieurs qui sont expliquées en ce vo-lume. Et ainsi, sans vivre d'autre façon, en apparence, que ceux qui, n'ayant aucun emploi qu'à passer une vie douce et inno-cente, s'étudient à séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de leur loisir sans s'ennuyer, usent de tous les divertisse-ments qui sont honnêtes, je ne laissais pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité, peut-être plus que si je n'eusse fait que lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.
Toutefois, ces neuf ans s'écoulèrent avant que j'eusse en-core pas aucun parti, touchant les difficultés qui ont coutume d'être disputées entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements d'aucune philosophie plus certaine que la vulgaire.
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Et l'exemple de plusieurs excellents esprits, qui, en ayant eu ci-devant le dessein, me semblaient n'y avoir pas réussi, m'y faisait imaginer tant de difficultés que je n'eusse peut-être pas encore sitôt osé l'entreprendre, si je n'eusse vu que quelques-uns fai-saient déjà courre le bruit que j'en étais venu à bout. Je ne sau-rais pas dire sur quoi ils fondaient cette opinion ; et si j'y ai contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en confessant plus ingénument ce que j'ignorais, que n'ont cou-tume de faire ceux qui ont un peu étudié, et peut-être aussi en faisant voir les raisons que j'avais de douter de beaucoup de choses que les autres estiment certainement, plutôt qu'en me vantant d'aucune doctrine. Mais, ayant le coeur assez bon pour ne vouloir point qu'on me prît pour autre que je n'étais, je pen-sai qu'il fallait que je tâchasse, par tous moyens, à me rendre digne de la réputation qu'on me donnait ; et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à m'éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances, et à me retirer ici, en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres, que les armées qu'on y entretient ne semblent servir qu'à faire qu'on y jouisse des fruits de la paix avec d'autant plus de sûreté, et où parmi la foule d'un grand peuple fort actif, et plus soi-gneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui, sans manquer d'aucune des commodités qui sont dans les utiles les plus fréquentées, j'ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés.
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QUATRIEME PARTIE : Preuves de l’existence de Dieu et de l’âme humaine ou fondements de la métaphysique
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières médita-tions que j'y ai faites car elles sont si métaphysiques et si peu communes qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu'on puisse juger si les fondements que j'ai pris sont aussi fermes, je me trouve en quelque façon contraint d'en parler. J'avais dés longtemps remarqué que, pour les moeurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus ; mais, pour ce qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je reje-tasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais ima-giner le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fut entièrement indubi-table. Ainsi, à cause que nos sens, nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer. Et parce qu'il y a des hommes qui se mé-prennent en raisonnant, même touchant les plus simples matiè-res de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étais sujet à faillir, autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstra-tions. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessaire-ment que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remar-
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quant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des scep-tiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pou-vais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie, que je cherchais.
Plus, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n'étais point ; et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais ; au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé, eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été : je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement dis-tincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est.
Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine ; car, puisque je venais d'en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m'as-sure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort claire-ment et fort distinctement, sont toutes vraies ; mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont cel-les que nous concevons distinctement.
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En suit
 
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